I Toute porte réintroduit dans l’espace l’alternative de l’ouverture et de la fermeture. Fallait-il que la pression du moment soit forte, pour qu’Anne Vignal inscrive dans sa toile l’ogive orientale, porte ou fenêtre, colonnade ou coupole, si aisément reconnaissable ? Mais ce ne sera pas là symbolisme facile, dans un sens ou dans l’autre, une ouverture seulement symbolique, un signe qui referme discrètement ce qu’il prétend ouvrir. Ce sera forcément une aventure, de toile en toile. Là où (dans la peinture d’Anne Vignal) les oiseaux tournoyaient au-dessus des champs de couleurs, là où de fragiles figures, aux limites de la figure, s’inscrivaient déjà dans l’épaisseur peinte de la lumière, de toutes les lumières, l’attendait le défi de signes plus difficiles. La porte, la fenêtre ou l’ogive sont ce nouveau défi, surgi de tout le regard du peintre, pour aujourd’hui. Elles ne s’ouvriront qu’en mesurant les forces qui les poussent à se refermer. Car il n’y a de véritable ouverture que celle qui a mesuré la puissance des signes entre les hommes, des signes que les hommes inscrivent dans l’espace et sur la Terre. Ces signes qui prétendent délimiter les régions mêmes du couchant et du levant, qui prétendent faire du parcours même du soleil un partage de territoires et un champ de bataille. La peinture d’Anne attendait le défi des portes du soleil qui l’attendaient sans le savoir. Ce n’était pas joué d’avance. II
porte des vieilles villes porte des mille et une nuits porte du Grand Canal porte de la sublime porte que fais-tu dans le bleu du monde que fais-tu dans le vert de l’eau que fais-tu dans le soleil rouge que fais-tu dans les airs je regarde vers l’orient qui regarde vers la peinture qui regarde vers l’architecture qui raconte une histoire croissant de lune étoile du berger montagne désert entrez dans les villes la fenêtre des enfants la fenêtre des femmes la fenêtre des yeux la fenêtre des départs vert de campagne et de mer bleu d’eau et de nuit rouge de fleur et de flamme jaune entre paille et soleil les couleurs dansent autour des signes la vague monte l’homme peint le peintre est un conteur qui parle aux yeux
III Anne Vignal, si elle avait été captive d’un sultan, lui aurait peint mille et une portes pour le distraire et l’enchanter. Elle aurait peint la porte bleue de nuit et d’eau, la porte rouge de flamme et de fleur, la porte jaune de soleil et de paille, la porte verte de mer et de pré. Le sultan aurait dit : « encore ». Et Anne aurait peint la porte-colonne, et la porte coupole, la porte campagne et la porte ville, la porte-fenêtre et la porte-jardin, la porte-port, la porte-portail et la porte lumière. Le sultan apaisé un instant aurait demandé : « encore ». Elle aurait peint alors la porte d’Alger, la porte de Venise et de Casablanca, la porte d’Istanbul et de Grenade, la porte sublime et la porte céleste, toutes les portes de tous les orients du monde, de tout le monde. Le sultan, prêt à la libérer, aurait voulu en profiter, et lui aurait demandé autre chose encore. Alors Anne aurait peint la fenêtre et le mur, le rivage et le palmier, l’éléphant et le chameau, le signe qui devient figure et qui redevient signe épuisé de couleurs. Et le sultan lui aurait donné la clé. IV Ainsi, rien qu’en l’inscrivant sur sa toile travaillée de couleurs, Anne Vignal ouvre la porte de l’Orient ; elle l’ouvre pour l’Occident, elle l’ouvre pour l’Orient même ; les uns, les autres, l’avaient perdue de vue ; cette porte c’est celle des contes et des merveilles, des religions et des guerriers ; la voici délivrée de ce qui en eux est clôture et cruauté, caprice du sultan, chemin de croix ou d’exil, frontières et guerres qui sont toujours des guerres civiles ; la voici apaisée et vive ; c’est la porte de la vieille ville, de toutes les vieilles villes ; (c’est la fenêtre en ogive à Venise, où Proust voit le visage en larmes de sa mère) ; c’est la porte montée au ciel par le chemin des miniatures de Perse et des souvenirs de Chagall, par la lumière de Cézanne et de Matisse, par la couleur abstraite et concrète des plus grands peintres du siècle ; c’est la porte par où les enfants de tous les pays rêvent, le soir venu ; par où les mourants et les vivants de toutes les croyances rêvent d’entrer au paradis ; c’est la porte du seuil unique pour tous les hommes ; elle n’est réservée à personne ; la seule condition est la naïveté de celui qui la voit ; si tu l’as reconnue pour ce qu’elle est, rêvée, elle est à toi ; elle t’est rendue, c’est la porte oubliée de l’arche dans le déluge, c’est la porte sur la toile, que seule la peinture pouvait nous rendre, dessin fragile sur notre peau de couleurs et de douleurs, de lumière et de joie ; la porte exclamée par tous les temps et les saisons, la porte d’accueil et de voyage, de repos et d’aventure, la porte intime et cosmique du regard.
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