Entretien réalisé à l’atelier d’Anne Vignal à Issy-les-Moulineaux devant la série Intensités .
FW Bonjour Anne Vignal AV Bonjour Frederic Worms FW On est dans l ‘atelier ou il y a les tableaux de votre nouvelle série « Intensités ». Ce qui frappe ce sont ces fonds noirs et la couleur, ce contraste radical, mais d’abord j’aurais envie de poser une question sur le mouvement. Cela m’évoque des oiseaux dans certaines séries antérieures qui tournaient autour d’un fond qui pouvait être le sol, la terre, un monde, et là, je vois encore du mouvement. Est ce que ce sont des nuages? Est ce que ce sont des forces? est ce que ce sont des êtres animés? j’ai l’impression que ces formes et ses couleurs sont vivantes. AV Oui cette série est née dans le mouvement. Après beaucoup de tentatives infructueuses, je me suis trouvé dos au mur: j’ai éprouvé le besoin de faire table rase, en recouvrant tout l’espace de la toile d’un noir intense. Les couleurs sont venues ensuite dans le mouvement comme une danse de J’avais dans l’esprit des lumières de ciel crépusculaires; aurores boréales, phénomènes climatiques terrestres ou extra-terrestres … F.W Est ce que le noir c’est imposé d’abord tout seul? Est ce que c’était tout de suite avec l’idée que quelque chose en surgirait? Qui y résisterait? Est ce que le noir était un défi pour autre chose? Est ce que c’était approfondir cette idée d’un fond et aussi d’un danger pour la couleur qui résisterait au noir? Est ce le fait de faire du noir une couleur? Quel est le sens du fait de partir du noir? AV Ce fond noir, très radical crée un espace. Comme en lévitation, les mouvements de couleurs traversent cet espace. Je n’étais jamais allée jusqu’au noir total et ce fut un défi d’y arriver. Les choses ce sont produites de manière soudaine: un matin « il m’a été demandé », comme une urgence vitale de recouvrir toute mes tableaux en cours de noir. La concentration et la tension que cela m’a demandé à ce moment étaient à l’extrême et je crois que si quelqu'un était rentré à l’atelier à ce moment là je l’aurais tué! Une fois posé, ce noir m’a fasciné. Il me permettait de pousser le curseur du contraste à l’extrême, dans une intensité maximale. Alors que le blanc réfléchit la lumière le noir l’absorbe. Ce mouvement m’a fasciné totalement, comme l’appel du vide. FW Il a une dimension picturale, c’est d’abord une couleur sur une toile, une expérience radicale qui prolonge les séries antérieures. La dimension picturale du noir doit on l’interpréter? Est ce une expérience psychologique? Une expérience historique? Quand vous dites «il m’a été demandé » est ce que c’est picturalement dans une histoire de la peinture, un retour à quelque chose de profond dans un projet de peintre ou est-ce un appel plus personnel une sorte d’ébranlement? Je pense aux peintures de Rothko dans la chapelle Rothko à Houston ou dans les peintures qui sont à la Tate Gallery où tout à coup les fonds et les rectangles colorés sont très sombres. On peut les relier à une expérience traumatique personnelle, à son expérience quasiment mystique. Est ce qu’il faut aller dans cette direction ou bien faut il résister à toute interprétation et dire c’est avant tout de la peinture? AV L’expérience du noir est d’abord pour moi physique, physiologique avant d’être psychologique. Peindre est une expérience spirituelle : je suis traversée par des énergies et des visions et je les retranscris sur la toile. Peindre le noir m’a conduit à un voyage captivant. Et puis il y a l’air que je respire et l’état de notre monde contemporain. J’y suis très sensible et je ressent fortement ce moment que nous traversons comme un moment historique, ou la question de notre survie se pose: les positions se radicalisent, autant du coté de l’ombre que du coté de la lumière. A titre personnel, j’y ressens un appel à être plus intense et plus radicale dans mes propositions. Il n’est plus possible de rester dans un clair obscur. FW Il y a dans vos peintures en première lecture un contraste fond couleur, plus fort que la lumière et l’ombre ou que le clair et l’obscur. C’est une expérience presque scientifique sur les contrastes. Puis dans une deuxième approche on voit un mouvement entre les autres couleurs que le noir, un dialogue inter- couleur. Il n’y a jamais de stabilité, on circule dans la toile elle même, par exemple sur ce celui ci avec ce jaune, ce bleu , ou celui la avec le vert le violet et l’orange avec aussi des reflets dans le noir qui n’est lui même pas uniforme. Le spectateur n’est pas dans un regard frontal mais il est obligé de circuler de travailler son regard afin circuler dans la toile. L’oeil va bouger car il est attiré par ses contrastes internes aux grands contrastes majeurs du noir et de la couleur. On est travaillé par une dualité fondamentale peut être la vie et la mort, et dans la mort il y a des degrés comme dans la vie il y a des degrés. AV Je ne l’avais jamais perçu comme ça et c’est une idée intéressante. Cela m’évoque deux expériences géographiques qui m’ont profondément marquées: la vallée du Nil fourmillante de vie qui côtoie le désert et la mort. Cela m’avait impressionné, la vie et la mort qui se côtoient, à un mètre près. Quel contraste, cette bande de vie dans ce désert hostile à la vie! Et puis les vues prises du satellite Hubble, les sublimes couleurs de la terre, cette sphère en lévitation dans ce noir intense et silencieux. Le contraste est saisissant et fascinant de beauté. Ma manière de peindre sur certaines toiles peut s’apparenter à de l’art martial. Ca part d’un coup , de façon à la fois brutale et nuancée. Pour moi un tableau est comme une table d’énergie. Ce n’est pas une image, c’est de l’énergie qui va diffuser vers celui qui regarde. Le spectateur va recevoir, de plus en plus, cela demande un certain temps d’adaptation. Les bonnes oeuvres diffusent à perpétuité, certaines fresques égyptiennes dans les tombeaux nous touchent comme si elles avaient été faites hier. D’autres oeuvres donnent tout, tout de suite et quand elles ont donné l’effet, elles n’ont plus rien à dire. Elles sont sèches. Je sais que les toiles de cette série Intensités diffuseront longtemps, car l’apparente simplicité est nourrie de complexités, et d’aller retour. FW « Ce n’est pas une image » c’est une phrase très forte, ce n’est pas une image au sens classique de l’image, ce n’est pas une représentation. Mais c’est quand même de l’image. Peut être que l’on se fait une fausse idée de l’image. Aujourd'hui il y a beaucoup de travaux sur l’image non pas comme représentation mais comme une présence effective, une sorte de force, un réalisme et un vitalisme de l’image. Il y a de très belles pensées en ce moment autour l’image non pas comme représentation irréelle mais comme force réelle. Pourquoi la peinture est importante car nos esprits travaillent avec ce type d’image, avec des forces qui viennent des couleurs et des formes qui ne sont ni des représentations ni des abstractions: le débat artistique a pu se focaliser sur représentation et abstraction, et ce qui a disparu c’est la réalité de l’image qui a besoin du geste de la peinture. Il y a un dialogue entre les images de la toiles et nos images intérieures: les images de quoi? Est ce un combat entre les forces? Entre la vie et la mort? est ce un combat vital? AV En tout cas pour accéder au noir j’ai dû mourir et abandonner radicalement tout autre forme. Sur la toile je met en scène cette tension, le noir magnifiant la couleur et la couleur dilatant la profondeur du noir. Est-ce un combat? Qui va gagner? Je n’ai pas la réponse. FW Je le vois dans vos toiles cette fascination pour le noir et la résistance des couleurs. Il y a une tension et en même temps une harmonie. Comment arrive t-on à concilier la violence des contrastes et l’harmonie? C’est violent mais en même temps ça tient. AV Il y a une recherche d’harmonie et d’unité. Je m’inscris en cela dans une tradition de peinture qui va de Matisse à de Staël ou Rothko dont vous parliez tout à l’heure. Cette harmonie naît de pleins de tentatives, cela procède d’allers et retours sur la toile, comme une danse. Celle ci par exemple je l’ai refait neuf fois. Je trouve en faisant et à un moment la solution s’impose. Comme un musicien j’ai envie d’une tonalité. Celle ci résonne en moi elle est là ,, je l’ai en moi la sonorité. Plus j’avance dans la série plus ça arrive de manière fluide. Cela m’a demandé une grande intensité de présence pour réaliser cette synthèse afin que chaque partie résonne avec le tout. Je souhaitais plus que tout cette fluidité, ce mouvement. C’est d’ailleurs cela qui vous avait frappé au début. FW Ce n’est pas une représentation mais il y a quand même quelque chose de cosmique. Je vois dans ces tableaux des galaxies, comme l’origine de l’univers, des boules de feu, au fond cette idée cosmique a toujours été présente dans votre travail. AV C’est vrai, c’est comme un paysage cosmique, des trous noirs, des comètes qui traversent l’espace .De la nuit galactique surgit des fragments d’étoiles de comètes. FW Sur l’idée de l’art, il y a un point important c’est ce « je » de l’artiste. Il y a un parcours, un récit depuis les premiers projets jusque là. On est de la même génération, il y a trente ans de peinture pour vous. C’est très important d’assumer cette idée d’oeuvre personnelle. Comment concilier cette expérience radicale cosmique et impersonnelle et en même temps dire c’est une création de quelque chose, il faut assumer l’idée, il y a de l’oeuvre personnelle. Est ce que c’est la peinture de quelqu’un? AV Oui c’est toujours la peinture de quelqu’un. Car il y a une volonté d’élaboration. A chaque nouvelle série je pars de la bouillasse. Je sais ce que je ne veux pas et peu à peu un ordre apparait qui m ‘est propre. On redonne aux autres si l’on va chercher au fin fond de ses retranchements son unicité .Seule cette proposition est réellement vivifiante pour les autres. FW Vous avez dit , je sais ce que je veux et je sais ce que je ne veux pas. Est ce que cela vaut pour le paysage artistique contemporain? La peinture, c’est donner aux autres, c’est un relais dans le rapport au monde. Qu’est ce que vous refusez, et quelles sont les pratiques artistiques qui trahissent ces exigences? AV La notion d’avant garde a beaucoup vieilli. Surtout lorsqu’elle a cette prétention d’être à l’avant des autres formes. C’est ridicule. L’intérêt de notre époque c’est la cohabitation de nombreuses propositions, et si toutes ne se valent pas, la sélection par la notoriété et la valeur marchande reste très discutable. Le monde de l’art contemporain procède par exclusion et par rejet. Ou vous en êtes ou vous n’en êtes pas. Cela dégage une grande violence. Certaines oeuvres ne tiennent pas sans une médiation intellectuelle. Comme si l’oeuvre ne pouvait pas exister par elle même. Ce qui me frappe c’est que l’on demande aux artistes de parler non du monde mais de l’actualité, de préférence de manière sensationnelle. L’art aujourd'hui doit devenir un produit marketing comme un autre. On demande à l’artiste une formule choc : cela doit être efficace, lisible, reconnaissable. L’art devient une marque. Ce qui est discutable c’est la logique de vente qui sous-tend tout cela.L’art a toujours résisté aux injonctions d’où qu’elles viennent.Il se nourrit d’une grande liberté. Y aura-t- il encore des gens pour regarder la peinture? Pour regarder il faut s’arrêter. Il faut arrêter le temps, faire le vide pour recevoir, être dans un état contemplatif. Il n’y a rien là de sensationnel. La peinture réclame votre acquiescement et votre entière présence. C’est pourquoi j’ai eu un coup de coeur pour le couvent des Dominicains, la fabrique du 222. Ce lieu est propice au silence, au recueillement, à la contemplation. Il dégage beaucoup de bienveillance. Dans un second temps vient le moment du partage et la discussion comme nous faisons maintenant. Comme une respiration. FW C’est beau cette idée très simple qu’il faut s’arrêter. Suspendre le temps pour rentrer dans un autre temps. Précisément parce qu’il y a du mouvement sur la toile, on ne peut voir le mouvement qu’en s’arrêtant. Il faut arrêter le temps de la vie pratique pour rentrer dans le mouvement de l’oeuvre. Quand je regarde celle qui est derrière nous dans les violets et bleus j’y vois la métamorphose d’un papillon. Chacun voit son image surgir. Celui de gauche m’évoque plutôt un hiéroglyphe ou un calligramme asiatique. C’est une matrice d’images très puissante car elle fait sortir toutes sortes d’associations et de suggestions primaires et concrètes. On parle ensemble non pas pour donner le mode d’emploi mais plutôt pour essayer de comprendre ce qui nous arrive quand on voit les peintures plutôt que de normer ce que tout le monde doit voir. Ce sont deux rapports de la parole à l’oeuvre qui sont assez différents. AV C’est pour cela que la série s’appelle « Intensités ». Je n’ai pas voulu nommer chaque toile pour laisser celui qui regarde libre d’interpréter selon son imaginaire et sa morphologie mentale particulière. FW Il faut avoir l’expérience physique de la toile, y être confronté c’est indispensable. Dans la reproduction on perd la matière, le tableau qui est face à moi il a changé vingt fois depuis que l’on parle ensemble car les nuages, les nuages du monde font changer la couleur. Qu’est ce qu’on fait lorsque c’est reproduit, ou sur écran? AV On est obligé de reproduire, bien sûr. C’est comme le visage de quelqu’un. Cela aide à garder en mémoire mais l’expérience charnelle de la toile reste irremplaçable, comme la présence de l’autre. Vous avez employé le mot primaire, je l’ai associé au mot primitif qui désigne des oeuvres d’art réalisées pour la plupart dans des sociétés non occidentales ou l’art a avoir avec la magie, le soin, le rêve, et ses démarches me parlent et m’interpellent beaucoup, car elles aident à vivre. FW Quand on dit primaire, ce sont aussi les couleurs primaires, est ce qu’il y a du mélange, comment est ce qu’on obtient ses couleurs? Un mot sur la série « Infinis » spontanément je dirais que leur rôle a été de conduire à la série « Intensité » qui est une variation d’oeuvres très puissante. AV Les couleurs se font vibrer les unes les autres, comme une orchestration. Je finirais notre entretien par une note de jaune qui est la couleur la plus chaude et la plus lumineuse…
Merci Frederic Worms.
Frédéric Worms, né en 1964, est professeur de philosophie contemporaine à l’École normale supérieure, dont il est également le directeur-adjoint. Il est membre du Comité consultatif national d’éthique. Il a publié de nombreux ouvrages dont Revivre publié chez Flammarion qui a obtenu le prix lycéen de philosophie.
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