Il fut un temps où, sur un fond de couleurs chaudes ou froides (des bleus, des verts, des mauves), le tracé de longues arabesques discontinues faisait rêver de constellations lointaines. La peinture se perdait dans des étoiles inaccessibles qu’une série de points alignés suffisait à évoquer. Elle s’égarait dans l’infinité du temps et de l’espace, à la recherche d’une ligne qui défie l’un et l’autre. Puis son épure, comme un rêve d’orient, ouvrit et ferma mille et une portes, mille et un porches sur des paysages improbables. De la voûte du ciel aux voûtes de pierres et de leurs courbes sinueuses à celles des corps et à leurs étreintes, la peinture d’Anne Vignal, année après année, nous invite à suivre la métamorphose mystérieuse de ces traces incisées dans un fond et dans des tâches de couleurs qui semblent de tout temps les avoir attendues. Les couleurs : elle se souvient à peine d’un temps où le plaisir de les mêler ne fut pas la source d’une joie et d’une énergie auxquelles aucune autre ne pouvait être mesurée, sinon peut-être celle des départs, des échappées, de ces lointains voyages dont le goût ne l’a jamais quittée. Dès l’âge de 14 ans, Anne sut qu’elle serait peintre, comme l’avaient été ses grands-parents qui travaillaient comme artiste dans l’atelier d’Ingres, quai Voltaire, à Paris, quand ils ne partaient pas en reportage en Egypte ou en Syrie. Née dans la peinture, comme elle dit parfois, le sourire aux lèvres, elle garde de leurs visages perdus quelques photos jaunies qui les montrent dans la nature ou dans leur atelier face à un chevalet — quelques photos jaunies : la mémoire d’une transmission qui prit des voies détournées et un gage de fidélité à cette forme de liberté dont ils semblaient détenir le secret. Car la peinture ne fut jamais autre chose qu’une grande bouffée d’air frais, une respiration retrouvée dans un monde étouffant. Rebelle à tout enseignement académique, aux règles et aux contraintes de toute institution, à toutes les formes d’autorité et de commandement qui prétendent l’encadrer, Anne fit de son apprentissage du métier de peindre un mouvement de percée hors de ce monde. C’est ce mouvement que rien jamais ne vint interrompre, cette trouée obstinée qui conduit aujourd’hui, après tant de détours, le tracé qui incise les couleurs à se réapproprier les contours du corps — d’un corps féminin, ouvert, généreux, à mille lieux de tout repli et de toute prostration, disponible pour une étreinte consentie que le dessin finit par retrouver. Les tableaux, alors, se font doublement mémoire : celle d’une histoire singulière d’abord — l’histoire d’un corps qui, au-delà des blessures les plus intimes, à rebours de toute violence et de toute contrainte, découvre la joie de son abandon et de son offrande — ; celle de la peinture elle-même ensuite, de la longue geste de sa fascination pour le mouvement des bras et des jambes, les hanches, la poitrine, le ventre des femmes, les lèvres, les yeux, la forme de leur visage comme objet de désir. Sur la grande table, au centre de l’atelier, quelques livres attestent la visitation de cet envoûtement qui traverse le temps : la statuaire grecque, Rodin, Modigliani, Cyd Twombly. L’essentiel ici est la quête mémorielle d’une essence intemporelle : réinscrire sur la toile le risque de l’étreinte, l’audace avec laquelle les peintres, les sculpteurs ont, depuis toujours, osé consacrer la fusion des corps — le baiser. Mais rien n’est simple. L’énergie fusionelle qui les unit demande l’épure, le désir ne se maintient que dans son évanescence et son effacement — et ce sont eux qui demandent à être saisis. Tout reste fragile, improbable, incertain. Le miracle de la fusion ne tient qu’à l’équilibre entre la chaleur des couleurs, l’énergie qu’elles dégagent et la discrétion du trait. Les corps, s’il en est, ne sauraient être appelés, évoqués et invoqués qu’avec la plus extrême économie de moyens. A même un fond qu’il ne cesse de travailler et qui se transforme à mesure qu’il apparaît, leur tracé exige une infinie retenue. Lorsque Anne se risque à en dévoiler la technique, elle exhibe, avec malice, une seringue remplie de peinture. L’aiguille n’est pas anodine : elle fait des corps qui strient, qui raient, qui griffent, qui déchirent ou qui lacèrent le fond un tatouage à même la peinture. Les traits des formes corporelles entrelacées, fusionnelles tatouent les couleurs avec une rage salutaire — elles les marquent à vie, comme s’il s’agissait d’en empreindre à jamais, d’en rappeler la vérité : leur pouvoir libérateur, à rebours de toute confiscation, de toute exploitation, de tout enlaidissement . C’est cette libération qui porte aujourd’hui la peinture d’Anne Vignal vers des expérimentations inédites. Elle lui impose de nouveaux outils (des pinceaux plus larges), de nouveaux formats (plus grands), elle privilégie les couleurs chaudes, une palette étendue au rouge vermillon, au mauve , au jaune. Elle appelle surtout la variation imaginaire du tracé des corps, l’exploration des formes et des postures, des abandons et des étreintes, leur déplacement sur la toile, l’invention de la volupté entre les couleurs les plus diverses, en tout sens. Parfois, l’esquisse d’un cheval se glisse dans ces arcanes du désir, comme le témoignage secret d’un autre embrassement, d’un autre vent de liberté, d’une autre escapade. Ainsi l’œuvre se nourrit-elle de tableaux peints en séries, comme si la libération ne pouvait se faire que dans une incessante et inépuisable répétition. Le désir de la peinture, au double sens d’un génitif subjectif et objectif, n’existe que dans sa reproduction. Or rien n’est moins facile aujourd’hui que cette répétition et il faut de l’endurance pour croire à la possibilité de reprendre à nouveaux frais la longue geste, dans laquelle elle s’inscrit. Peindre les corps dans une fidélité assumée à l’émoi et à l’émotion qu’ils ont toujours suscités revient à remonter envers et contre tous un fleuve à contre courant — en dépit des modes et des institutions, des pressions, des précipitations et des impatiences du marché. Anne le répète volontiers, non sans inquiétude : cette remontée implique que soit subsituée aux séductions d’un effet immédiat et d’une reconnaissance spontanée la quête intransigeante d’une nécessité sans concession, à l’opposé de toute forme de virtuosité éphémère. Il y va d’une relation préservée entre l’art et le temps, qui n’est rien d’autre que la possibilité pour l’œuvre de se donner comme inactuelle, c’est-à-dire de prendre sens à contre-temps.
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